lundi 7 avril 2014

Universalité potentielle des signes Aborigènes et créativité de l'Artiste ?

Convergence des signes entre civilisations ? Peinture contemporaine dans le métro de Bruxelles.
Proche du travail de différents artistes Aborigènes de Papunya dont Georges T.
Mais sans connexion probable...
Photo de l'auteur du blog.

Chère Isabelle,

Merci pour votre commentaire publié sur le blog. Votre question sur la naissance "d'un courant aborigène, comme l'on a pu dire courant expressionniste, cubiste...", est intéressante. D'autant que cela vous touche en tant qu'artiste dans votre propre démarche.
Je reprends votre texte qui figure en réaction à un autre billet, et vais tenter d'y répondre, ce qui ne sera jamais qu'un point de vue singulier sur le sujet, mais pourra éventuellement ouvrir des contributions d'autres lecteurs du blog.

"Bonjour,
Votre article (précédent) me permet de vous questionner sur un sujet qui en découle directement : pensez-vous que l'on puisse parler d'un "courant" aborigène, comme l'on a pu dire courant expressionniste, cubiste...

Ma question n'est bien sur pas innocente. Je suis peintre et céramiste. Depuis toujours je dessine des motifs complexes, qui longtemps m'ont intrigué. Au moment de l'émergence de l'art aborigène, j'ai découvert avec stupéfaction que des motifs identiques ou approchants étaient tracés depuis des millénaires par le peuple aborigène. Je me suis alors passionnée pour cette culture, qui recoupait également l'un de mes fils conducteurs, le rêve. Je me sens liée sans pouvoir expliquer pourquoi avec cette culture, cette terre que pourtant je ne connais pas, ce peuple dont je me sens proche.

Pour en revenir à ma question, les personnes qui s'intéressent à mes toiles ou à mes terres ont très souvent la même réflexion "c'est de l'art aborigène". Je leur répond par la négative, leur faisant remarquer que je n'ai rien d'un aborigène, et que mon graphisme ne répond pas aux mêmes critères. Je leur explique la valeur spirituelle, cartographique de la peinture aborigène, et leur précise que ma démarche, bien que centrée sur le rêve, parle davantage de répétition et de labyrinthe. Ces similitudes graphiques appellent bien sur ces réflexions, même si mes traits ne représentent que la cartographie de mon imaginaire. Mais ces commentaires me troublent, car je ne veux en aucun cas que l'on puisse penser que je copie, ou que je m'approprie l'art aborigène.

Pensez-vous que l'on puisse dire que ce travail est dans le courant aborigène, ou d'inspiration aborigène ? Comment définir ce que n'est pas une copie, mais une affinité, un sentiment d'appartenance lointaine à cette culture. Je ne suis sans doute pas la seule dans ce cas, comment en tant qu'artiste, se sentir légitime dans sa démarche si elle n'est perçue que comme une pale copie d'un art ancestral... Vous avez écrit, dans l'un de vos articles (19/2/9) "un jour cet art aborigène pourra à son tour réveiller ou susciter l'inspiration d'autres mouvements occidentaux".. peut-être est ce un début de réponse, mais je serais heureuse d'avoir votre avis sur ce sujet.
Isabelle"


Votre commentaire pertinent Isabelle, me donne envie de vous répondre selon différentes dimensions et interrogations :
- existe-t-il une universalité potentielle des signes ?
- le piège de la notion de rêve Aborigène
- une source de créativité multi-directionnelle pour les artistes ?
- du signe à l'abstraction : développer son individualité

J'attire votre attention sur le fait que cela ne constitue que des pistes de réflexion pour prolonger ensemble ce dialogue virtuel, comme si nous étions dans un salon, à la fin d'un bon repas, pour partager quelques idées ensemble, et débattre... sans en tirer une conclusion évidente.
S'il existe bien un mouvement d'art Aborigène polarisé sur l'Australie, connecté à un peuple, en continuité et cohérence avec sa culture, vous portez la question plus particulièrement sur sa perméabilité et son influence vis-à-vis d'autres cultures, il me semble.

Universalité potentielle des signes ?

Il y a quelques années je visitais, comme 30 000 personnes par an, le site remarquable du Dolmen de Gavrinis. Immédiatement je fus touché en observant des motifs proche du U aborigène, ou des dunes, ou des tenues rituelles féminines que l'on peut retrouver dans les oeuvres de l'artiste Ningura N. ou de Nancy N. reprise ci-dessous.

Le travail contemporain sur les représentations de ces stèles reposait sur des calques relativement anciens. Le projet de numérisation en cours des stèles est à ce titre remarquable. Réalisé par l'Université de Nantes, il va permettre d'identifier des gravures éventuellement plus visibles à l'oeil nu, comme de permettre de progresser sur le chemin du sens de ces signes.

Il n'existe pas de liens entre ces cultures. Des bâtisseurs d'un côté, des chasseurs-cueilleurs de l'autre.
Les Aborigènes d'Australie nous permettent de nous connecter à des mythes remontant à des périodes sans doute situées à 4000 ans avant Jésus-Christ, selon des datations opérées par des climatologues et archéologues sur certains sites. C'est également probablement la période d'élévation de ces dolmens monumentaux. Juste existe ce clin d'oeil dans l'espace-temps.

Les Aborigènes par vagues de migration successives avaient investi l'Australie dés 50 à 70 000 ans avant JC.
Si l'on creuse l'idée d'une origine commune, ces signes pourraient alors remonter à une période plus ancienne encore, dans notre berceau partagé européen.
Le premier génome décrypté d'un Aborigène, ayant transmis ses cheveux en 1920, sans contact préalable avec l'homme blanc, a révélé que les premiers habitants de l'Australie avaient des gènes de l'homme de Denisova, mais également de l'homme de Neandertal. En tant qu'européens, nous sommes donc de lointains cousins. Nous, nous sommes restés sur notre continent, alors qu'ils furent de formidables explorateurs, continuant le voyage au fil des générations. Cependant des dizaines de milliers d'années séparent nos cultures. Aussi, imaginer la permanence de signes semble peu probable.

En revanche, les travaux de Jung, ont souvent montré des correspondances de symboles entre civilisations, liées à la construction de notre cerveau, à notre psychisme. En particulier si l'on observe les dessins de jeunes enfants, des motifs forts, "premiers", immanents y figurent souvent. Ces signes sont donc peut être en nous, au delà de dimensions culturelles ? Et chaque civilisation les disséminent en y apportant un sens plus particulier ?

A Gavrinis, les travaux actuels de lasergrammétrie et photogrammétrie, permettent de découvrir plus en détail les différentes gravures. Cela pourra ouvrir la porte à de nouvelles interprétations. Aujourd'hui de nouvelles pistes d'analyse s'orientent vers la représentation potentielle de courants de l'océan, importants sur cette côte, à travers ces lignes courbes parallèles. Les gravures pourraient être comme des schémas de navigation. Si cette nouvelle hypothèse se confirme, nous ne serions pas très loin non plus, dans l'esprit tout du moins, des cartographies spatiales et cosmiques des Aborigènes dans le désert.
Comme un clin d'oeil et une évasion, cela me fait également penser à Théodore Monod, qui évoquait ses traversés du Sahara, comme celle d'un océan de sable. Il y utilisait les mêmes méthodes que les navigateurs avec son sextant.

Projet de numérisation des stèles du Dolmen de Gavrinis.
Source : Laboratoire de recherches archéologiques (LARA), Université de Nantes, 
et Ecole nationale supérieure d’architecture de Nantes, laboratoire GERSA.
Plus d'info sur le site du LARA, ou encore sur le site de l'association des amis de Carnac.

Art Aborigène : Papunya
Nancy N. Papunya. 122x152 cm.
Collection privée Brocard-Estrangin


Stèle du Dolmen de Gavrinis.

Les cercles concentriques, ou les spirales, se retrouvent également sur des stèles en Bretagne ou en Irlande, comme ici à Newgrange. Elles peuvent faire songer aux cercles des oeuvres du désert central en Australie, symbolisant des lieux de campement, ou des trous d'eau...

 Stèle néolithique. Ireland. Newgrange.

Dave Ross Pwerle. 120 x 90 cm.
Collection privée.

 Oued Djerat. le bubale antique à la spirale. 
Période du bubale. espèce disparue.
Source : Vers d'autres Tassilis. Nouvelles découvertes au Sahara, par Henri Lhote.
Edition Arthaud, 1976.

L'usage du point, ou du pointillisme tellement représentatif de l'art aborigène de Papunya et d'Utopia principalement, est également l'apanage d'autres cultures très anciennes, comme les trois photos de grottes en France ou en Espagne le soulignent, au Magdalénien ou au Solutréen.

Il existe néanmoins bien d'autres techniques que le point dans l'art aborigène, en fonction des régions sur cet immense territoire : le X-ray avec des rayures proches de la logique des tartans écossais (la tribu équivalant au clan), des hachures également, des a-plats avec des pigments naturels ou l'acrylique... et bien d'autres médias encore avec la video, la photo, la gravure...
Vous pouvez retrouver ici plus d'information sur les signes et symboles Aborigènes.

 Bison en pointillé. Peinture sur roche. 
Grotte de Marsoulas, Haute-Garonne, France. Magdalénien.
Source : L'art des cavernes de Jean Clottes. Edition Phaidon 2008.

 Signes dans la grotte de Niaux (Ariège), France. 
Magdalénien. 320 x 65 cm.
Source : L'art des cavernes de Jean Clottes. Edition Phaidon 2008.

 Signes géométriques. Grotte d'El Castillo, Puente Viesgo.
Cantabrie, Espagne. Solutréen.
Source : L'art des cavernes de Jean Clottes. Edition Phaidon 2008.

Piège de la notion de rêve Aborigène : une traduction maladroite

La notion de Tjukurrpa que nous traduisons par Dreamtime, ou le Temps du Rêve, représente quelques pièges pour les occidentaux et les européens en particulier. Il ne s'agit pas à proprement parlé de rêve, comme ceux que nous offrent les bras de Morphée durant la nuit. La notion est plus complexe que cela.

Je reprendrais volontiers une définition du site "Regards Eloignés" : le "Tjukurrpa" désigne un ensemble de structures et pratiques sociales .

Il inclut les catégories du mythe, du rituel, de la cosmologie et des origines des manières de faire et de penser. Il se révèle comme un concept par lequel l'essence des choses est présentée et définie par leur existence. De ce fait, il n'est pas seulement histoire et cosmogonie, mais s'implante aussi dans le contemporain, car aucune structure ou technique nouvelle ne peut échapper à son prisme.

Source de créativité multi-directionnelle pour les artistes

Je me souviens d'un vernissage sur l'art aborigène il y a quelques mois. Il y avait des artistes européens conviés. J'observais l'un deux, qui prenait un temps infini devant chaque peinture, puis qui plongea dans un catalogue d'art aborigène pendant bien une heure. Je lui demandais ce qu'il recherchait. Il me dit : l'inspiration !

Cela m'étonna. Il insista en soulignant ne pas chercher tant les motifs, mais bien s'imprégner des audaces des artistes. Il souligna ce que les artistes aborigènes osaient sur leurs toiles en terme de combinaisons de couleurs ou de formes. Des choses inattendues, qui fonctionnent et que lui trouvait prodigieuses et géniales.

Il me dit face à une toile : je n'aurais jamais osé cela. C'est brillant ! L'art aborigène pourrait donc être une source de créativité multi-directionnelle.

Du signe à l'abstraction : développer son individualité

Dans un forum de discussion sur Linkedin, nous avions une discussion il y a quelques temps avec un artiste indien qui s'inspirait de l'art aborigène. Son travail était très soigné. Il reprenait de nombreux motifs et signes aborigènes sur de grandes toiles et composait quelques chose de proche. Les réactions sur le forum furent assez vives. Des amateurs et collectionneurs australiens étaient choqués par cet emprunt, par le fait d'utiliser des signes et un langage que l'artiste indien ne maîtrisait pas et sur lequel il n'avait pas de droit, ni d'autorisations.

Pour ma part j'étais gêné par l'intensité des réactions, au regard du travail respectable de l'artiste. Je crois qu'il n'avait pas du tout l'intention de copier, mais que les oeuvres d'art aborigène l'inspiraient.
Le débat était délicat et épineux.

L'art aborigène a permis à un peuple de retrouver son identité, de revendiquer au tribunal des territoires immenses, et permet d'assurer la continuité d'une culture, comme de transmettre les connaissances d'un peuple, encore aujourd'hui.
Utiliser les signes, leur grammaire pictural, peut poser un vrai problème de légitimité et de respect dans ce contexte.

L'artiste indien semblant loyal, je l'invitais pour ma part à ré-investir la formidable culture indienne dont l'histoire est très profonde, pour développer son propre cheminement artistique, en résonance avec sa propre histoire, en utilisant pourquoi pas les mêmes enseignements des dynamiques du mouvement contemporain aborigène, mais sans utiliser leurs signes. Il est possible de répliquer des initiatives, des approches, mais pas une grammaire qui reste propre.

Il est vrai que le 19 février 2009, j'écrivais sur ce blog, "un jour cet art aborigène pourra à son tour réveiller ou susciter l'inspiration d'autres mouvements occidentaux...". Je le pense sincèrement, mais je crois que cela peut se faire dans toutes les dimensions, excepté sur le terrain des signes : du côté des matériaux, pigments, combinaisons de couleurs, textures, itinéraires de créativité, concept d'élaboration de peintures signifiantes, de responsabilité d'un artiste dans le partage d'un savoir, d'une connaissance à transmettre...

Dans notre chaudron européen, il y a tant à évoquer, y compris en se re-connectant avec sa région, son terroir, la terre, pour en relire l'essence ?

Les artistes Aborigènes nous invitent à une démarche innovante, à une réplication créative, mais point à la reproduction de signes qui sont les leurs il me semble...
La vraie question consisterait donc à explorer comment faire naître des individualités. C'est d'ailleurs cette émergence qui me passionne dans l'art aborigène. Non pas les artistes qui reprennent sans fin les mêmes signes, mais ceux qui invitent une autre approche en rupture, s'écartent, inventent et développent leur individualité, à tel point que la signature ne sera jamais nécessaire. On reconnaît leur patte dans la composition, dans les jeux, comme si la toile projetait la mémoire de l'artiste en relief, au delà de son oeuvre.
J'espère Isabelle que ce billet en guise de réponse, est une invitation fertile car je sais que le sujet n'est pas simple. Le fait que vous osiez poser cette question montre votre cheminement passionnant qui est en marche. Bonne chance sur votre route. Et donnez moi des nouvelles de vos découvertes et inventions...

Une page artistique reste à écrire, dans ce dialogue entre civilisations


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